III
« Ainsi, avait murmuré pensivement Morane, le cobra a été introduit à dessein dans ma chambre, par un inconnu qui voulait ma mort. Eh bien ! on ne perd pas de temps chez les Frères de Vichnou ! »
— Croyez-vous que ce serait parce que je vous ai demandé de m'aider qu'on a essayé de vous assassiner ? demanda Miss Clark.
— Si je le crois… J'en suis même certain. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure.
— Comment ont-ils pu savoir… ?
Avec insouciance, Bob haussa ses larges épaules.
— Les murs de cet hôtel doivent avoir des oreilles. Cela nous apprendra à nous méfier désormais de tout le monde.
— Mais pourquoi s'attaquer à vous plutôt qu'à moi ? interrogea Sandrah.
— Faut pas être grand clerc pour comprendre… Ils ont découvert, je ne sais comment, que nous avions conclu un pacte d'entraide mutuelle et ils ont craint que mon intervention ne leur nuise. La meilleure manière de m'empêcher de fourrer le nez dans leurs affaires, c'était encore de me faire disparaître.
— Mais pourquoi pas moi ?
— Vous, Sandrah, n'avez absolument rien à craindre, puisque les Frères de Vichnou ne savent pas à quel signe l'envoyé du Maharajah doit vous repérer. Ils commettraient la plus insigne des folies en vous supprimant, puisque en même temps ils supprimeraient toute possibilité de parvenir jusqu'au porteur des bijoux… à moins que…
Comme Bob hésitait à terminer sa phrase, Miss Clark répéta vivement :
— À moins que ?
Lentement, pesant bien ses mots, Morane enchaîna sur sa pensée :
— À moins qu'ils n'aient surpris notre conversation de ce soir dans le jardin. Dans ce cas, votre vie serait également en danger, puisque vous m'avez montré le clip devant servir à vous faire reconnaître.
— Ne vous tracassez pas pour moi, lança l'Anglaise avec détermination. Je suis capable de me défendre et je le prouverai à ces bandits. Mais vous, Bob, promettez-moi d'être prudent.
— Être trop prudent est parfois faire montre d'une grande imprudence, répliqua Bob. Cependant, pour l'instant, je ne vois rien d'autre à faire qu'attendre l'ennemi, le laisser attaquer pour qu'il se découvre, puisque nous ignorons exactement sous quel masque il se cache. Maintenant, ma petite Sandrah, permettez-moi de vous reconduire jusqu'à votre chambre.
— Craignez-vous qu'il ne m'arrive quelque fâcheuse aventure dans les couloirs de cet hôtel ? demanda la jeune fille avec une moue un peu moqueuse.
— Le danger est partout, dit gravement Bob Morane. Peut-être vous en apercevrez-vous plus tôt que vous ne le pensez.
Il saisit le bras de Miss Clark, et ils cheminèrent en bavardant tout le long du couloir. Devant la porte de la chambre de l'Anglaise, Bob lança d'une voix pressante :
— Tenez-vous sur vos gardes, Sandrah, car il est difficile de prévoir quand viendra l'attaque et d'où elle viendra !
Il demeura un instant silencieux, à considérer sa compagne puis, emprisonnant dans sa main musclée le frêle poignet de la jeune fille, il répéta :
— Tenez-vous sur vos gardes, Sandrah, je vous en conjure. Fermez votre porte au verrou et n'ouvrez à qui que ce soit… Je me trompe peut-être, mais je vous crois en danger. En très grand danger…
Miss Clark était la digne descendante de ces hardis Britanniques qui, il n'y avait guère, étaient encore les maîtres de l'Empire des Indes. Aussi refusa-t-elle de prendre la chose au tragique, et ce fut en badinant qu'elle répondit :
— Vous n'allez tout de même pas monter tout un drame autour de ma modeste personne ?… Qu'est-ce que cela pourrait bien vous faire après tout si je mourais ?
— Il n'est pas nécessaire de connaître quelqu'un depuis longtemps pour l'estimer, répliqua Bob. J'aime votre cran, petite fille, et je vous assure que je serais le plus désolé des hommes s'il vous arrivait malheur.
Avec un petit rire qui découvrit deux rangées de dents parfaites, Sandrah répliqua :
— Allons, Bob, vous ne faites vraiment pas mentir la réputation des Français. Personne au monde ne sait, comme eux, tourner le madrigal.
— Il ne s'agit pas là de madrigal, Sandrah, croyez-le.
Bob attira à lui la main blanche de l'Anglaise, et il effleura des lèvres les ongles roses, taillés en amandes.
— Au revoir, Sandrah. Bonne nuit, et à demain.
— Bonne nuit, Bob. Et n'oubliez pas que, s'il vous arrivait quelque chose, je serais très malheureuse, moi aussi.
Encore sous l'emprise du charme de la jeune Anglaise, Morane s'apprêtait à regagner sa chambre, quand il aperçut, sur le pas d'une porte voisine, Helbra qui le dévisageait en ricanant. « Décidément on le voit beaucoup trop celui-là ! » songea Bob. Agacé, il se laissa aller à une soudaine impulsion et il se dirigea vers l'Indien pour, se plantant devant lui, demander sur un ton agressif :
— Vous manque-t-il quelque chose, l'ami ?
Feignant la surprise, Helbra laissa retomber à demi ses lourdes paupières sur ses yeux aux regards obliques.
— Non, il ne me manque rien, répondit-il. Ce n'est tout de même pas un crime de regarder quelqu'un qui ne joue pas aux cartes… Notez que je persiste à vous croire joueur.
— Cela arrive à tout le monde de se tromper, dit Bob avec une nuance de défi dans la voix.
— Bien sûr, admit Helbra. Tout le monde peut se tromper… C'est ainsi que l'on peut croire avoir affaire à un paisible voyageur alors qu'il en va tout autrement et que l'on se trouve en réalité en présence d'un redoutable aventurier… dans le bon sens du mot, bien entendu.
— Cela arrive en effet, reconnut Bob qui contenait mal son envie de corriger l'insolent personnage. Les gens sont si mystérieux !… Vous-même, après tout, pourriez bien être autre chose qu'un inoffensif habitué des grands palaces internationaux…
Toujours impassible, l'Indien lança à Morane un regard sournois.
— Que voulez-vous dire ?… Je n'aime pas les devinettes.
— Moi je les adore, au contraire… Je ne suis vraiment heureux que quand j'ai trouvé la solution à l'une d'elles… Que voulez-vous, je suis ainsi fait, et il faut me prendre comme je suis.
— Il est souvent dangereux de se mêler des affaires des autres, menaça Helbra d'un ton doucereux.
Morane crut bon de répondre menace pour menace, et il haussa la voix d'un ton, pour dire :
— Dangereux ou non, je fais ce qui me plaît… Mieux vaut que vous n'ayez jamais l'occasion de vous en souvenir.
Plantant là son interlocuteur, Bob tourna les talons et se dirigea, sans se presser, vers sa chambre, tout en se demandant qui pouvait être ce peu sympathique individu, et pourquoi il se manifestait toujours sans qu'on le sonne ?
Qui était donc au juste ce Helbra ? Un simple écumeur d'hôtels comme il y en a tant ? Un vulgaire petit tricheur, toujours à l'affût de victimes à plumer, doublé d'un casse-pied d'envergure ?… Ou bien avait-il partie liée avec les Frères de Vichnou ?
Bob aurait aimé trouver une réponse à cette dernière question mais, pour cela, dans l'état actuel des choses, il lui aurait fallu être devin.
Tout en continuant à marcher vers sa chambre, le Français secoua les épaules en signe d'indifférence. Il sourit et murmura :
— La prochaine fois, quand je voyagerai, j'emporterai ma boule de cristal. Cela peut toujours servir…
*
Étendu en pyjama sur son lit, dans l'obscurité, Bob Morane réfléchissait à présent à cette aventure à laquelle, une fois de plus, le hasard le mêlait. La température demeurait étouffante et de fines gouttelettes de sueur perlaient à ses tempes. Au plafond, les palmes du ventilateur tournaient sans arrêt, mais elles ne faisaient que déplacer l'air surchauffé, et Bob n'y trouvait aucun réconfort.
Bien qu'il essayât de la chasser, la même question lui revenait sans cesse à l'esprit. Quel rôle pouvait bien jouer Helbra dans toute cette affaire ? Car, enfin, Bob connaissait Miss Clark depuis quelques heures à peine et, déjà, les Frères de Vichnou s'acharnaient contre lui. Ils avaient donc au moins un espion dans la place, qui les avait épiés, la jeune fille et lui, et cet espion pouvait être Helbra.
De toute façon, l'affaire devenait aussi palpitante que périlleuse, et Morane envisageait avec un certain soulagement l'arrivée très prochaine de son inséparable ami Bill Ballantine qui, s'ennuyant dans son vieux manoir d'Écosse, parmi ses élevages de poulets, avait décidé de venir le rejoindre à Calcutta. À deux, ils seraient assurément mieux armés pour contrer les adversaires de la toute charmante Sandrah Clark.
Se gardant de faire le moindre geste, Bob demeurait cependant accablé par la chaleur et, même s'il l'avait voulu, il ne serait pas parvenu à trouver le sommeil dans cette chambre transformée en étuve. Mais il n'avait nullement l'intention de fermer l'œil car, à en juger par la rapidité d'action dont, jusqu'ici, avaient fait preuve les Frères de Vichnou, il supposait que la nuit ne manquerait pas de lui réserver quelque nouvelle surprise.
Lentement, les heures s'écoulèrent, monotones parce que sans histoire. De temps à autre, Bob jetait un regard au cadran lumineux de son bracelet-montre. À trois heures du matin, il commençait à croire que ses ennemis lui laisseraient un peu de répit, quand un léger crissement attira son attention. Cela venait de la fenêtre, de l'endroit précis où, quelques heures auparavant, on avait découpé la moustiquaire pour introduire le cobra royal dans la chambre.
Avec l'agilité silencieuse d'un chat sauvage, Bob se laissa glisser à bas de son lit, pour guetter le visiteur nocturne, en train selon toute probabilité d'agrandir le trou de la moustiquaire. Et il le faisait avec une telle habileté que c'était à peine si l'oreille exercée de Morane percevait le léger bruit du couteau mordillant la toile métallique.
Soudain, la moustiquaire bougea imperceptiblement, puis se souleva. Dans la semi-obscurité, Bob Morane distingua la silhouette d'un homme qui pénétrait dans la pièce en braquant un revolver, sur le canon duquel jouait un rayon de lune. Lentement, le visiteur nocturne pointa son arme vers le lit où Bob avait eu, en se couchant la prévoyance de simuler la présence du corps humain à l'aide de couvertures savamment disposées, et une série de « plof » étouffés retentit, faisant songer à des bouteilles de champagne discrètement débouchées par un maître d'hôtel de haut style.
Tout en bénissant le Ciel que son agresseur ait eu la bonne idée de munir son revolver d'un silencieux – car il ne se voyait pas expliquant, pour la deuxième fois en quelques heures, à tous les clients de l'hôtel, pourquoi des coups de feu avaient été tirés dans sa chambre –, Bob ne demeurait pas inactif. Il avait empoigné sur la table de nuit un appareil photographique accouplé à un flash – le tout préparé à cette intention – et l'avait braqué dans la direction du tireur. Quand ce dernier eut vidé son chargeur, Morane pressa le déclencheur de l'appareil et l'éclair du flash jaillit, illuminant la pièce pendant une fraction de seconde. Surpris, le tueur recula, repassa par l'ouverture de la moustiquaire, pour être aussitôt avalé par les ténèbres du dehors.
L'appareil photographique dont le Français venait de faire usage était un Polaroid, qui permet d'obtenir un cliché développé et imprimé en quelques secondes.
Dix secondes plus tard exactement donc, Bob était en possession d'une photo parfaitement nette, du format de 8 cm 1/2. Elle représentait un Indien en turban qui, le corps à demi engagé dans la chambre, braquait un lourd revolver muni d'un silencieux.
Pourtant, Morane eut beau étudier soigneusement la physionomie de son agresseur, il fut bien obligé de convenir qu'il ne l'avait jamais vu. En tout cas, il ne s'agissait pas d'Helbra. Mais ce que Bob ignorait c'était que, s'il ne connaissait pas l'Indien, ce dernier le connaissait bien lui, puisqu'il avait, peu de temps auparavant, épié sa conversation avec Miss Clark dans les jardins de l'hôtel. Cela, Morane ne pouvait que l'ignorer car, comme on le sait, il n'était pas devin et, de toute façon, on s'en souviendra, il avait oublié d'emporter sa boule de cristal.
Heureux cependant de posséder ce précieux indice, Bob enferma la photo à clef dans un tiroir et se recoucha. Persuadé d'en avoir fini avec ses ennemis pour cette nuit-là, il sombra aussitôt dans un profond sommeil, au cours duquel il rêva pêle-mêle, d'Indiens à lunettes, de serpents à nez crochus, d'une partie de poker au cours de laquelle Helbra le plumait avec la conscience d'un marmiton de grande maison. Quant à Sandrah Clark, si elle passa dans ces songes, ce fut seulement sous la forme d'un fantôme fugace, ce qui laissait à penser qu'elle n'avait aucune place réelle au sein d'un cauchemar.